MIS A JOUR LE 7 MAI 2017 SUITE AU DECRET DU 27 AVRIL 2017
Dans le contexte de l’absence de condamnation définitive d’entreprises pour faits de corruption en France, le législateur a recherché un modèle ayant démontré son efficacité pour pallier le déficit d’image de la France.
La convention judiciaire d’intérêt public (“CJIP”) refléte la transposition d’un dispositif transactionnel du droit anglo-saxon, en l’occurrence, le Deferred Prosecution Agreement outre-atlantique et son petit cousin outre-manche le Deferred Prosecution Agreement anglais.
Le DPA anglo-saxon se caractérise par un sursis à des poursuites, conditionnel au respect d’engagements souscrits par l’entreprise au bénéfice des autorités.
L’introduction de la transaction pénale devrait entraîner une révolution culturelle pour toute les parties prenantes: les procureurs, les juges d’instructions, les chefs d’entreprises et les avocats vont devoir se rôder à une logique transactionnelle où les termes de la transaction devront être négociés si l’objectif commun est d’éviter le procès pénal.
Le décret du 27 avril 2017 relatif à la convention judiciaire d’intérêt public et au cautionnement judiciaire est entré en vigueur le 30 avril 2017, soit au lendemain de sa publication au JO.
Ce décret précise utilement les conditions dans lesquelles cette convention est proposée par le Parquet et peut être validée par un magistrat du siège, ainsi que les conditions dans lesquelles elle s’exécute.
Le contexte de cette révolution juridique
Le recours à une procédure de transaction pénale a été motivé par plusieurs objectifs :
- Pour les autorités françaises, une répression effective et diligente des entreprises pour des faits de corruption par opposition à des années d’enquêtes complexes pour des affaires de corruption transnationale et débouchant souvent dix à quinze ans plus tard ( nota bene : le Parquet national financier créé en 2013 fait preuve d’une plus grande célérité);
- Pour l’entreprise, la clôture relativement rapide des poursuites permettant d’éviter les aléas et la publicité médiatique autour d’un procès, et un dommage “collatéral” fréquent, à savoir la déstabilisation de l’entreprise et de son état-major, sans mentionner l’économie de ressources pour toutes les parties prenantes;
- L’absence de reconnaissance des faits délictueux par l’entreprise mise en cause[1]. Cette absence de déclaration de culpabilité et de jugement de condamnation permettra à l’étranger de justifier de l’absence de condamnation pénale pour corruption et d’éviter de ce fait toute restriction d’accès à des marchés publics. La préservation des opportunités pour les entreprises françaises d’avoir accès aux marchés publics à l’étranger fut un argument majeur en faveur de l’adoption par les parlementaires de ce dispositif.
- La perception d’amendes par le Trésor public français de préférence à l’encaissement de ces amendes par le Trésor public américain, voire le partage éventuel des amendes en cas de poursuites parallèles et concertées dans plusieurs pays. Cette dernière tendance de répartition des amendes entre plusieurs juridictions est illustrée par les exemples récents de l’entreprise hollandaise Vimpelcom, l’entreprise anglaise Rolls-Royce et les entreprises brésiliennes Odebrecht/Braskem.
Les infractions susceptibles d’une transaction pénale:
Pour mémoire, outre les infractions déjà existantes de corruption active ou passive d’agents publics nationaux, étrangers ou internationaux et dans le secteur privé, le trafic d’influence d’agent public étranger est une infraction nouvelle dans la loi Sapin 2.
Le champ d’application de la CJIP est bien plus large : les infractions de corruption, de trafic d’influence mais aussi le blanchiment de fraude fiscale et de délits fiscaux spéciaux peuvent faire l’objet d’une transaction[3].
Aux Etats-Unis, l’arme du DPA à l’efficacité éprouvée depuis les années 1990 s’applique à une large catégorie d’infractions économiques et financières, non seulement des violations du FCPA pour corruption d’agents publics étrangers mais aussi de la réglementation OFAC concernant les sanctions ou encore la réglementation contre le blanchiment d’argent ou les cartels entravant le libre jeu de la concurrence.
En amont de la CJIP : une prérogative dans le jeu de cartes du Parquet (les magistrats “debout”)
Le procureur de la République, et non l’entreprise, dispose de la faculté de proposer le recours à la CJIP avant l’engagement des poursuites contre une société mise en cause pour atteinte à la probité.
La proposition de CJIP adressée par le procureur aux représentants de la personne morale mise en cause doit préciser les éléments suivants (article R 15-33-60-2 du code de procédure pénale) :
- un “exposé précis des faits” et leur qualification juridique possible (ex: corruption ou blanchiment de fraude fiscale) ;
- la “nature et le quantum des obligations proposées” et les délais et modalités d’exécution ;
- le cas échéant, le montant maximum des frais exposés pour le compte de l’agence française anti-corruption pour le contrôle de la mise en oeuvre du programme de conformité aux frais de l’entreprise;
- le cas échéant, le montant dû aux victimes pour réparer les dommages et les modalités de réparation, et
- le délai accordé à l’entreprise pour notifier son acceptation ou son refus de la proposition .
Le procureur doit aussi informer, “par tout moyen” la victime, si elle est identifiée, de la décision de proposer une CJIP à la personne morale mise en cause (article R 15-33-60-1 du code de procédure pénale).
Il est prévisible que plusieurs entreprises faisant l’objet d’une enquête en cours pour des faits de corruption exprimeront auprès du Parquet leur vif intérêt pour la CJIP.
A titre d’illustration, la presse[4] a fait état de la possibilité pour la banque suisse UBS poursuivie pour blanchiment de fraude fiscale d’être le poisson-pilote de la mise en oeuvre éventuelle de la première CJIP. UBS a fait l’objet d’une enquête suite à une dénonciation d’anciens salariés, UBS poursuivant par ailleurs, pour diffamation l’ex-directeur marketing[5] (voir l’article du blog sur les lanceurs d’alerte).
UBS ayant refusé la proposition de transaction pénale à hauteur d’un milliard d’Euro, la maison-mère suisse UBS et sa filiale française ont été renvoyées le 17 mars 2017 devant le tribunal correctionnel respectivement pour « démarchage bancaire illégal » et « blanchiment aggravé de fraude fiscale » et complicité de ces délits. Une procédure dite de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, autrement dit un plaider coupable, a été mise en place pour l’ancien numéro 2 d’UBS France. Affaire à suivre…
La proposition du contenu des termes de la CJIP relève aussi du Parquet.
En pratique, après l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, la CJIP comme alternative à un risque de condamnation pénale n’est plus disponible.
Si l’entreprise accepte la proposition du Parquet, reste à franchir l’étape cruciale de l’homologation judiciaire.
En aval de la CJIP: la nécessaire validation judiciaire de la transaction (les magistrats “du siège”)
A l’instar de la nécessaire homologation judiciaire des DPA US et UK, un juge (le président du tribunal de grande instance ou son délégué) devra contrôler la légalité de cette convention lors d’une audience publique, après audition de l’entreprise et des victimes de l’infraction.
En effet, tant les représentants de la personne morale que les victimes, le cas échéant, reçoivent copie de la requête en validation de la CJIP et sont invitées à comparaître à l’audience publique au tribunal de grande instance (article R 15-33-60-3 du code de procédure pénale).
Le magistrat examinera en particulier la proportionnalité de l’amende et des mesures de conformité aux infractions constatées et aux gains de l’entreprise.
La décision du juge de valider ou non la CJIP est définitive, ce qui n’est pas coutume : elle n’est donc pas susceptible de recours.
Si le président du tribunal rend une ordonnance de validation de la CJIP, la personne morale dispose encore d’un droit de rétractation pendant 10 jours ((article R 15-33-60-5 du code de procédure pénale).
Les sociétés concernées pourront mettre à profit ce délai pour obtenir les autorisations définitives de leur conseil d’administration ou de leurs actionnaires.
L’ordonnance de validation de la CJIP produit un effet essentiel pour l’entreprise : la suspension des poursuites pénales contre la personne morale.
Le juge anglais dispose aussi d’une certaine latitude d’homologuer ou non le DPA (Voir une présentation sur les “Deferred Prosecution Agreements now introduced in the United Kingdom” 🙂
En revanche, une décision récente d’une cour fédérale américaine adopte une vision très restrictive de la la latitude des juges américains dans l’homologation des propositions de transaction par un procureur américain.
Quels acteurs peuvent bénéficier de la transaction ?
1) Les individus ne sont pas éligibles au bénéfice de la CJIP
Seules les personnes morales peuvent bénéficier de cette approche transactionnelle. Ainsi, dans l’hypothèse d’une CJIP conclue par une société pour une affaire de corruption ou de trafic d’influence, les personnes physiques impliquées, voire les mandataires sociaux, resteront exposées à des poursuites pénales.
La loi Sapin 2 précise expressément que : “Les représentants légaux de la personne morale mise en cause demeurent responsables en tant que personnes physiques.”
Il existe ici un risqué élevé de conflit d’intérêts entre :
- D’un côté, la société désireuse de parvenir à transiger pour clore une affaire, et
- De l’autre côté, ses représentants légaux qui auraient des réticences sérieuses à approuver les termes de la CJIP, dès lors que leur responsabilité pénale serait susceptible d’être mise en cause.
Il me paraît donc souhaitable que l’approbation de la CJIP relève du conseil d’administration ou d’un comité du conseil pour minimiser le conflit d’intérêts.
Une comparaison avec les standards outre-atlantique s’impose :
- aux Etats-Unis, les individus ont la faculté de plaider coupable ou de transiger avec les autorités, donc ils sont éligibles au bénéfice du DPA, à la différence de la CJIP ;
- selon la récente doctrine du US DoJ [6] (le memo “Yates” de 2015), la coopération pleine et entière de la société poursuivie pénalement est requise pour atténuer la nature et le montant des sanctions. En particulier, il est expressément attendu de la société qu’elle transmette les éléments à charge contre ses dirigeants et salariés impliqués afin de permettre des poursuites civiles ou pénales à leur encontre. La doctrine Yates met l’accent sur l’importance pour les procureurs américains de poursuivre les dirigeants ou salariés impliqués pour dissuader les entreprises de pratiques délictueuses.
En pratique, les individus exposés, s’ils veulent mettre fin aux poursuites pénales en France, seront amenés à considérer l’opportunité de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (« CRPC »), comme l’illustre l’affaire UBS.
A la différence de la CJIP, la CRPC emporte toutefois les effets d’une condamnation pénale (ex : inscription au casier judiciaire, etc…).
2) Les personnes morales françaises et étrangères sont éligibles au bénéfice de la CJIP
Pour mémoire, la loi Sapin 2 est applicable aux ressortissants français mais elle a aussi des extra-territoriaux.
L’extension du champ d’application de la loi pénale française permettra dorénavant de poursuivre pour des faits de corruption ou de trafic d’influence commis à l’étranger :
- une société étrangère qui exerce tout ou partie de son activité économique sur le territoire français, ou
- un ressortissant étranger résidant habituellement en France (v. article 21,2° de la loi Sapin 2).
En pratique, à l’instar des effets extra-territoriaux du UK Bribery Act de 2010, une société étrangère qui aurait une succursale, des compte bancaires, un distributeur ou un agent commercial sur le territoire français pourrait faire l’objet de poursuites en France.
Par conséquent, en cas de poursuites en France d’une société étrangère, il est probable que cette dernière cherchera soit à contester la compétence des autorités françaises soit à transiger.
Les effets induits de la publicité de l’audience et de la transaction.
La conclusion d’une CJIP donnant lieu à une ordonnance de validation judiciaire ne pourra pas passer inaperçue :
- les tiers tels que des journalistes, ONG ou des victimes d’un pacte de corruption pourront assister à l’audience publique au palais de justice;
- une fois la CJIP validée par le magistrat, non seulement le Parquet fera diffuser un communiqué de presse mais encore l’AFA (l’agence française anti-corruption) publiera l’ordonnance de validation et la CJIP sur son site Internet.
Cette publicité assurée par les autorités (reflétant l’approche anglo-saxonne du “name and shame”) aura des effets dissuasifs évidents.
Enfin, la publicité de la transaction est susceptible de déclencher de nouvelles enquêtes d’autorités publiques étrangères ou de régulateurs étrangers qui seraient compétents pour les mêmes faits dans l’hypothèse où les autorités françaises n’auraient pas coopéré avec leurs homologues étrangers.
Quel est le contenu de la CJIP ?
L’entreprise acceptant la transaction peut être redevable d’une ou plusieurs des obligations suivantes:
-
Une amende d’intérêt public
Le montant de l’amende, dont l’entreprise sera redevable au Trésor public, sera proportionné aux avantages tirés des manquements constatés (reflet du “disgorgement” anglo-saxon).
Le montant de l’amende arrêté dans la CJIP ne pourra pas excéder 30 % de son chiffre d’affaires annuel ( soit le chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur les trois dernières exercices).
Le paiement de l’amende, dont l’entreprise sera redevable au Trésor public, peut être éventuellement échelonné (sur décision du Procureur actée dans la CJIP) dans la limite toutefois d’une année.L’entreprise devra remettre l’ensemble des chèques certifiés ab initio et non aux échéances (article R 15-33-60-6 du code de procédure pénale) .
2. Mise en oeuvre d’un programme de mise en conformité (similaire au contenu de la nouvelle peine complémentaire de “programme de mise en conformité” pour les entreprises condamnées pénalement. ” voir l’article précédent du blog sur l’Agence française anti-corruption)
Au titre de la CJIP, l’entreprise devra, sous le contrôle de l’AFA, mettre en conformité ses procédures de prévention et de détection de la corruption et du trafic d’influence (sur le contenu des procédures attendu de la part de l’AFA, voir l’article du blog sur les huit piliers du programme de prévention de la corruption).
Cette mise sous tutelle de l’AFA et aux frais de l’entreprise, ne pourra pas dépasser une durée maximale de trois ans (alors que la durée peut atteindre 5 ans pour une entreprise condamnée pénalement et soumise à la peine complémentaire de mise en conformité).
La durée de 3 ans correspond au délai usuellement convenu dans les DPA américains.
L’AFA devra rendre compte au Parquet “à sa demande et au moins annuellement”, de la mise en oeuvre du programme, notamment de toute difficulté rencontrée.
L’AFA devra enfin lui adresser un rapport au terme de la période fixée pour la mise en oeuvre du programme de conformité (article R 15-33-60-7 du code de procédure pénale).
La loi Sapin 2 a introduit un garde-fou important pour les finances de l’entreprise mise sous tutelle à la lumière du retour d’expériences de monitoring d’entreprises françaises : la CJIP contiendra un plafond des frais d’experts ou consultants juridiques, financiers, fiscaux et comptables mandatés par l’AFA pour effectuer des contrôles.
Si l’entreprise remplit effectivement ses obligations au titre de la CJIP, l’action publique de la part des autorités françaises sera définitivement éteinte à l’échéance du terme de la CJIP.
En revanche, si les obligations de la CJIP n’étaient pas intégralement exécutées par l’entreprise, l’épée de Damoclès s’abattra sur la personne morale : le Parquet constatera l’interruption de l’exécution de la CJIP et en informera à la fois les représentants de la personne morale et les victimes (article R 15-33-60-10 du code de procédure pénale).
Le procureur de la République pourra alors reprendre les poursuites pénales contre l’entreprise mais le tribunal pourra tenir compte, en cas de condamnation, de l’exécution partielle par l’entreprise des obligations de la CJIP.
3. Réparation du préjudice
Si les victimes de l’infraction ont été identifiées (ex: le client ayant été surfacturé ou encore une entreprise concurrente n’ayant pas emporté le marché), la CJIP définira le montant et les modalités de réparation du préjudice subi.
Si le procureur doit informer la victime de la proposition de CJIP, il incombe à la victime de rapporter la preuve de son préjudice.
La réparation devra intervenir dans un délai maximum d’un an.
En tout état de cause, la victime de l’acte de corruption, même si elle n’a pas été identifiée dans la CJIP, pourra toujours demander réparation pour le préjudice subi devant les tribunaux civils.
A SUIVRE : le prochain article portera sur le répertoire numérique applicable aux lobbyistes.
L’auteur exprime des vues strictement personnelles qui n’engagent pas les entreprises ou les organisations dont il est le représentant ou conseil. Il peut être joint par courriel à: iohanngrc@gmail.com
[1] Pas d’inscription au Bulletin n°1 du casier judiciaire de la personne morale.
[3] Voir l’article 22 de la loi Sapin 2 contenant une liste à la Prévert : “ délits prévus aux articles 433-1,433-2,435-3,435-4,435-9,435-10,445-1,445-1-1,445-2 et 445-2-1, à l’avant-dernier alinéa de l’article 434-9 et au deuxième alinéa de l’article 434-9-1 du code pénal, pour le blanchiment des infractions prévues aux articles 1741 et 1743 du code général des impôts, ainsi que pour des infractions connexes, à l’exclusion de celles prévues aux mêmes articles 1741 et 1743.”
[4] Voir les Echos du 3 janvier 2017 : https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/0211654106962-ubs-et-les-magistrats-tentent-la-negociation-2054188.php
[5] Voir le Monde du 2 février 2017 : http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/02/02/evasion-fiscale-le-proces-en-diffamation-entre-ubs-et-son-ex-directrice-marketing-attendra_5073714_1653578.html
[6] Lire le memo “Yates” du 9 septembre 2015 : https://www.justice.gov/dag/file/769036/download
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